Lointaine de l'indifférence

Je me réveille, doucement pour cette fois, délicate fleur qui s'ouvre sous la lumière du jour. Le sommeil m'avait emporté, assoupi au milieu de l'herbe fraîche, humide et dansante dans le vent. Avant endormie, je me redresse soigneusement, frottant mes yeux puis m'étirant en levant bien haut mes bras. Je m'étais endormie alors que je voulais simplement me reposer, jetant un coup d'œil aux alentours afin de me rappeler que je m'étais posée sur une petite colline, exposée à la lumière du jour et sa chaleur accueillante.

Mais la faim m'assaillit, et il fallait que je mange quelque chose. Je frottais mon ventre, sans pour autant parvenir à calmer la déplaisante force qui me tiraillait de l'intérieur. J'avais faim, et j'espérais sincèrement que je n'aurai pas trop de mal à me satisfaire. Je me redressais donc sur mes jambes, dépoussiéra ma tenue en passant quelques coups dessus, retirant les quelques plantes qui s'agrippaient avant de me diriger vers les arbres à proximité. Avec un peu de chance, de petits animaux y séjournaient, et je pourrai dégoter des fruits pour me sustenter avec plaisir.

Je suis née il y a quelques jours, au début je ne savais pas quoi faire. J'étais seule, j'avais peur, alors je m'étais enfuie. Cependant, j'avais vite compris que courir tout le temps ne résoudrait rien. Avec cette réponse, je m'étais posée un instant pour y réfléchir plus posément. Je devais survivre, puis vivre, puis continuer ainsi sans m'arrêter. Depuis ce jour, je faisais ce que je pouvais pour pouvoir me relever le lendemain. Je n'ai toujours pas rencontré un de mes semblables, et j'espère que l'attente ne sera pas trop longue. La solitude, ce n'est pas l'amie qu'elle laisse paraître.

♦ Une dizaine d'heures après son éclosion, Ki-Ja marchait toujours, dans cette plaine immense, tapissée d'herbe verte. Il ne pensait qu'à explorer et apprendre ce monde, nouvel et mystérieux univers. Alors qu'il grimpait une colline, il découvrit la forêt pour la première fois. L'orée du bois était précédée d'un environnement quelque peu buissonnant, autant de plantes que d'animaux, à en juger par les bruits qu'il entendait.

Aucun nuage ne venait masquer l'astre solaire qui brillait de mille feux, faisant luire ses écailles blanches. Le jeune homme leva sa main, l'exposant à la lumière : il l'aimait bien, sa patte griffue, mais un instinct au plus profond de lui lui murmura qu'il serait le seul à jamais l'aimer. Légèrement honteux, il remit les bandages en place du mieux qu'il put, laissant tout de même les griffes apparentes.

C'est alors qu'il vit la silhouette ailée d'une jeune fille, aux longs cheveux roses et violets. Ne sachant pas vraiment pourquoi, Ki-Ja saisit son unique mèche de cheveux longues dans sa main gauche. La chevelure de l'inconnue était bien plus belle que la sienne. Se rabrouant mentalement d'être jaloux pour une chose si insignifiante, il imprima un sourire sur son visage et approcha lentement la femme aux ailes blanches, comme sa main draconique, qu'il avait d'ailleurs dissimulé dans son dos pour ne pas effrayer. Sa main s'éleva, tout comme sa voix, qu'il voulait douce.

« Bien le bonjour jeune fille, je me nomme Ki-Ja. Cherchez-vous quelque chose ? Peut-être puis-je vous aider. »

La frayeur me fit sursauter d'un seul coup, mes larges ailes se déployant sous l'effet de la stupeur tandis que ma belle chevelure, quelque peu révoltée, eu besoin d'un coup de main pour être remise en place. Mon regard se posa sur un inconnu, assez jeune d'apparence, mais il ne semblait pas méchant ou mal intentionné. Qui était-il, ce dénommé Quija ? Ça s'écrit comment, d'ailleurs ? Ah et mon nom, comment il s'écrit ? Ah et puis, je n'ai pas le temps de me préoccuper de ça, voyons !

Je levais mon doigt en sautillant sur place, désignant les fruits que j'ai fini par apercevoir entre le tumulte des branches et l'agitation des feuilles. Ah, et un oiseau, un tout petit qui vient de se poser. Je souris, mais pas parce que la vue de ce bout'chou me rendait heureuse. Est-ce qu'il se mange ? Non, bien évidemment qu'il se mange, mais combien de bouchées pouvait-il m'offrir si je le cuisinais ? Ce n'est pas tant que j'ai besoin de le savoir, mais avec cette appétit qui me rongeait de l'intérieur, n'importe quoi fera l'affaire.

C'était assez simple, et ça n'avait rien d'une illusion. L'animal nous voyait comme des êtres différents, cependant nous n'étions pas hostiles à ces yeux, bien qu'il nous prenait en ce moment pour une menace. J'en ferais de même si je voyais un troupeau se rassembler sous mon nid. Mais ça allait, tout allait pour le mieux. Il n'y a rien à craindre, contrairement à ce qu'il croit. Il voulait de la nourriture pour sa famille, et comprenant que je n'étais pas un danger, récupérer les insectes au sol devenait anodin. Exceptée ma main qui s'abattit sur lui, le piégea dans ma poigne alors qu'il piaillait de terreur, et que je le tendais à mon nouvel ami pour qu'il le conserve le temps que je trouve le moyen de grimper sans me blesser.

♦ Alors que l'Ange désigna des fruits rouges au sommet d'un arbre, Ki-Ja comprit qu'elle était muette. Il sourit de compassion, étrangement il appréciait cette jeune fille sans même qu'elle ait prononcé un mot. Elle devait avoir faim, et il l'observa attraper un petit oiseau, certainement dans le but de le manger. Elle semblait décidée à le tuer pour se sustenter, quand elle le tendit au jeune homme. Un peu paniqué face à ce geste soudain, il tendit sans réfléchir sa main draconique. Le volatile semblait encore plus paniqué ; il allait mourir de toute façon, autant ne pas le faire souffrir.

Très calme, Ki-Ja saisit le petit animal, et d'un mouvement rapide du pouce, sa griffe traversa le cerveau, le tuant en un instant. Le corps devint flasque, inerte, et il le garda dans son poing gauche. Il allait avoir besoin de sa main droite, il savait qu'elle possédait une force extraordinaire. Suffisante pour porter cette inconnue.

« Tu veux attraper les fruits de cet arbre ? » demanda Ki-Ja, proposant son aide. « Cette main est peut-être hideuse à regarder, mais elle peut être utile ! »

Liant le geste à la parole, il saisit l'Ange aussi délicatement que possible et la porta au niveau de la cime de l'arme. Sa grande taille lui avait permis de ne pas avoir à faire grossir son ras, ce qui l'aurait fatigué, il le savait. En voyant l'air légèrement paniqué de la jeune fille, il essaya tout de même de la rassurer, l'assurant qu'elle ne risquait rien.

Oui, je veux attraper ces fruits dans l'arbre ! Et ohlala cette main elle fait peur ! Où a-t-il bien pour s'accaparer une telle chose ? Ça me fait penser à quelque chose... Non, je dois confondre, ou alors c'est juste une fausse impression. Ai-je vraiment envie de le savoir ? Si ça se trouve, c'est par le biais de trucs horribles pas beaux à voir. J'ai un peu peur en voyant cette main reptilienne m'approcher, surtout au moment où il s'empare de moi pour me soulever tout haut !

Kyaaah ! J'aurais aimé crier, mais aucune voix n'était mienne. Je n'avais pas ce don, comme les autres, comme lui. Je m'accroche comme je peux à son bras, puis, une fois qu'elles sont à ma portée, aux branches de l'arbre, les tirant et les secouant dans ma perte d'équilibre. Je paniquais sur le coup, autant à cause de ce geste soudain que parce que je me retrouvais dans une situation bien embarrassante. Je remuais dans tous les sens, jusqu'à ce que je parvienne à me hisser plus haut et à garder une solide prise.

C'est haut. Je n'ai pas le vertige, mais il suffit de gagner un peu d'altitude pour se rendre compte que le sol, ça se quitte très facilement. Me voilà dans l'arbre, et maintenant ? Les fruits, oui ! J'en avais un qui me pendait sous le nez, difficile de le rater. Je tentais de l'attraper, chose faite aisément, avant de le laisser tomber au pied de l'arbre. Je répétais la même action trois ou quatre fois supplémentaires avant de finalement chercher un moyen de redescendre de là. J'étais coincée, puis légèrement alertée lorsque j'entendis un craquement, puis une chute de mon support, suivi de moi.

♦ Ki-Ja sourit en voyant l'Ange se démener pour rester en équilibre. Il la trouvait bien mignonne, cette jeune fille. Il garda quelques instants sa min sous elle, au cas-où, mais elle commença rapidement sa récolte, cinq beaux fruits se retrouvant au pied de l'arbre. À vrai dire, le jeune homme n'avait pas mangé depuis sa naissance, et cette nourriture fraiche réveilla son estomac. Il se réprima tant bien que mal de saliver, le regard fixé sur les produits de l'arbre.

Tellement absorbé qu'il n'entendit pas le craquement. Ki-Ja leva précipitamment la tête pour apercevoir l'inconnue muette tomber, avec la branche brisée. D'un bond, il se retrouva en-dessous d'elle, les bras tendus pour la rattraper. Son bras droit avait beau être puissant, le gauche était tout à fait normal. Le déséquilibre le fit tomber sur les fesses, sur l'humus de l'orée du bois. Quand il rouvrit les yeux, la femme ailée se trouvait dans ses bras, sans blessures apparentes. Rougissant et gênée, ne sachant que faire, le Dragon Blanc ne bougea pas d'un poil.

« V... Vous allez bien ? Vous n’êtes pas blessée ? » essaya-t-il d’articuler, entre quelques bégaiements.

J'atterris... J'atterris sur quelque chose d'inconfortable. Ah, c'était Ki-ja. Je n'osais pas me relever, pas tout de suite. J'étais encore légèrement sous le choc d'être tombée comme ça sans prévenir. Mais surtout, j'avais envie de rire. C'était hilarant, cet enchaînement de situations. D'abord je rencontre un étranger, qui se nomme Ki-ja d'ailleurs, ensuite il me soulève pour que je puisse attraper les fruits, après je les récolte tranquillement, quand tout à coup la branche cède, je perds mon équilibre, et me  retrouve assise sur lui.

Je riais, gentiment et silencieusement, hochant la tête pour lui dire que je n'étais pas blessée, ou du moins que je n'avais rien de cassé, contrairement à lui. Je me relevais, et rapidement lui tendis ma main afin de l'aider à se tenir sur ses deux jambes lui aussi. Ce serait bête de rester assis là alors que les fruits attendaient sagement d'être croqués. J'en oubliais presque l'oiseau ! bon, tant pis, de toutes manières je n'ai pas de quoi faire un feu de camp maintenant. C'était un peu tard pour s'en rendre compte, cependant peut-être pouvais-je le garder dans mon inventaire pendant un moment... Je vais éviter, le sang ça ne se nettoie pas facilement.

Je m'emparais d'une des fruits, l'approchant de mon nez, savourant son petit air sucré qu'il dégageait, avant de planter mes dents dans sa chair juteuse. L'aliment titillait dans ma bouche, chatouillant chaleureusement ma langue tandis que le liquide s'aventurait au fond de ma gorge. C'était délicieux, certes, mais ça manquait d'un petit quelque chose... Difficile de dire quoi, peut-être que Ki-ja a une idée, alors que je le fixais d'un air curieux et plein de questions.

♦ Le visage de Ki-Ja devint presque cramoisi quand l'Ange commença à rire. Heureusement, elle semblait ne pas l'avoir vu et se releva, lui proposant sa main comme aide. Il lui tendit bien entendu sa main gauche, par crainte de l'effrayer au contact de ses écailles. Une fois debout, la jeune fille courra attraper un des fruits pour le porter à son nez, puis à sa bouche. Au vu de son air ravi, l'aliment devait être comestible. Alors que le jeune homme s'approchait d'elle, elle se stoppa net dans son repas et le fixa d'un air intrigué.

« Qu’y a-t-il jeune demoiselle ? » demanda Ki-Ja, perplexe. « Les fruits ne sont-ils pas à votre goût ? Peut-être voulez-vous goûter à la viande de l’oiseau. »

Attrapant un fruit au passage, le Dragon Blanc alla chercher le volatile inerte déposé sur un petit tas de feuilles, et revint rapidement auprès de l'Ange.

« Pourriez-vous, je vous prie, allumez un feu pendant que je plume cette pauvre créature ? »

Pendant ce temps, il s'assit sur une pierre proéminente et joint la parole au geste, enlevant délicatement les plumes, une par une.

Non non, ils sont bien à mon goût, je n'ai pas à me plaindre pour ça. Par contre, je devais avouer que j'avais une fois de plus oublié que j'avais attrapé un volatile pour mon, ou plutôt notre repas. Ça allait être compliqué de se remplir la panse avec uniquement un seul petit machin de cette taille, mais c'était toujours mieux que rien. Je hochais donc la tête avec enthousiasme, m'éloignant afin de ramasser le bois nécessaire à la confection d'un feu de camp basique.

Les branches de l'arbre, mais elles étaient encore pleines de vie. Peut-être que ça donnera un meilleur goût, dans ce cas ? C'est à essayer. Je fléchis mes jambes, puis bondit grâce à mes ailes jusqu'à atteindre les tiges fortes et solides sur lesquelles m'agripper. Les prises étaient excellentes, difficile de trébucher ou de lâcher, sauf si elles cèdent une fois de plus. Si ça m'arrive encore, je vais finir par me sentir vexée et humiliée à ce rythme.

Bien, il ne restait plus qu'à arracher celles qui me semblaient les moins costauds. Je pensais que récolter un peu de bois sur un arbre non-mort serait une partie de plaisir. Jamais je ne m'étais autant trompée dans ma vie. J'avais beau tirer, encore et encore, de toutes mes forces, le bois ne cédait pas sous les torsions et autres forces que j'exerçais sur lui. Je devais trouver un autre moyen. Si seulement j'avais un outil, une arme blanche, ou une hache, ce serait bien.

♦ L'oiseau fut débarrassé de son plumage relativement vite, et Ki-Ja le posa sur sa pierre avant de se lever. Un sourire illumina son visage. Il était réellement heureux d'avoir rencontrer cette personne, qui était ma foi fort sympathique. Et très mignonne, selon lui. Si seulement toutes ses prochaines rencontres pouvaient se passer ainsi !

En se retournant, il vit l'Ange se démener pour briser les branches d'un jeune arbre. Ses ailes blanches battaient dans le vide, la soulevant par à-coups au niveau de l'objet de sa convoitise. Mais il était évident que ses bras fins n'étaient pas assez forts pour casser le bois. Toujours souriant, il s'approcha d'elle, bien décidé à l'aider une fois de plus.

« Vous semblez avoir du mal, jeune demoiselle. Permettez-moi de vous aider, en espérant que ma main ne vous effraiera pas. »

Sachant qu'elle n'allait pas répondre, du fait de son mutisme, il leva son bras, qui enfla suffisamment pour atteindre les branches, et cassa d'un coup sec quelques branches qu'il offrit ensuite à la jeune fille, priant qu'elle ne recule pas devant son membre difforme.

« Vous pouvez commencer à allumer un feu, si vous le voulez bien, pendant que je récupère d’autres morceaux de bois. »

Sa main ! Elle... Elle a grossi ! Je m'étais posée au sol lorsqu'il m'interpela pour m'offrir son aide. Je n'étais pas contre, au contraire, cependant j'étais curieuse de savoir comment lui allait s'y prendre. Et surtout, pourquoi lui s'y prendrait mieux que moi. C'est vrai, quoi, je m'acharnais à arracher les branches du mieux que je le pouvais, je me sentirais comment, moi, si quelqu'un s'y prenait mieux que moi ? Enfin, je n'eus pas vraiment l'occasion de m'énerver visiblement, la simple vue de son bras suffisait à faire briller des étoiles dans mes yeux.

C'était génial ! Pourquoi voudrait-il que j'en sois effrayée ? Qu'est-ce qu'il y a d'effrayant dans une main qui peut croître à volonté et déchirer un arbre d'un coup de poignet ? Je récupérais les branches qu'il me tendit gentiment avant de partir dans mon coin pour monter le feu de camp comme prévu. J'assemblais un petit amas, préparait le sol, puis commençait à préparer le bois. Il n'était pas bien sec, alors se séparer des feuilles et arracher l'écorce était une nécessité afin d'obtenir quelques petites premières flammèches.

Pendant ce temps, je revis mon jugement sur Ki-ja. Une main qui peut croître à volonté et déchirer un arbre d'un coup de poignet. Je suis jeune, trop jeune pour comprendre la part sombre qui réside en chacun de nous. Je sais pourtant qu'elle existe, qu'elle subsiste dans chaque âme et dans chaque geste. Rien n'est blanc ou noir, il y a toujours une raison, qu'elle soit évidente ou cachée, admirable ou exécrable. Dans tous les cas, j'étais tout de même heureuse de voir qu'il n'était pas mauvais.

♦ Cette besogne fut des plus simples, les branches ne résistaient pas longtemps à la force prodigieuse de son bras. Bientôt, Ki-Ja avait dépouillé plusieurs arbres de leur membres de bois, portant aisément cette masse d'une seule main. Il revint sur le petit camps improvisé, et déposa le tas près du feu. Loin d'être effrayée, l'Ange regardait sa patte avec des yeux scintillants, comme si elle avait vu quelque chose d'extraordinaire. Son membre n'était peut-être pas si laid après tout...

Un beau et doux sourire affiché sur son visage, le jeune homme s'approcha du brasier, aux côtés de sa nouvelle amie, et entreprit de l'attiser, afin de cuire convenablement l'étourneau. Il le prit dans sa main et... Hésita. Il n'avait jamais cuit quoi que ce soit, et avait peur de tout rater. Son instinct lui disait que le mettre dans les flammes serait une bien mauvaise idée... Sauf s'il souhaitait manger du charbon.

Il posa un regard gêné sur l'Ange, lui tendant le défunt animal. Peut-être savait-elle cuisiner ? Il l'espérait en tout cas...

« Excusez-moi... Je suis désolée de vous demander encore quelque chose mais... Je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai peur de le brûler. Savez-vous comment cuisiner un étourneau ? »

Ki-Ja baissa la tête, un peu honteux de ne savoir rien faire d'utile...

Cuisiner un étourneau ? Qu'est-ce qu'un étourneau ? Enfin, s'il parlait de la proie que j'avais capturé il y a un instant, alors oui, je possède quelques savoirs à ce sujet. Mais même si je savais comment m'y prendre, je ne pouvais nier, du moins pas à vive voix, que moi aussi, j'avais un peu peur de le brûler. Ça devrait aller, ça n'est pas si compliqué que ça à partir du moment où l'on connait la technique. Il suffit d'un peu de patience, pas trop bien évidemment, et surtout savoir quand s'arrêter.

Avec un sourire, j'empruntais alors l'animal mort des mains de Ki-ja, avant de prendre délicatement une solide brindille pour l'enfoncer au fond du gosier du cadavre. Grâce à ma broche improvisée, je pouvais m'installer confortablement en face du feu, tenant solidement le repas au-dessus des petites flammèches qui disparaissaient lentement pour laisser place à des braises chaudes. Ça allait prendre un peu de temps jusqu'à ce que la cuisson soit à point. J'aurais apprécié y rajouter des herbes ou d'autres mets, mais je n'allais pas faire ma difficile, moi.

Pendant que je cuisinais avec mes moyens rudimentaires, je relevais la tête vers Ki-ja, toujours curieuse d'en savoir plus sur lui. Je connaissais son nom, je suppose qu'il est humain, son pouvoir lui vient de cette patte de lézard qui remplace son bras. Il y a déjà de quoi attiser grandement ma curiosité, suffisamment pour que je désire en savoir plus sur lui. Alors je lui souriais gentiment, sans chercher à mimer le moindre geste, attendant simplement qu'il invite à la discussion.

Il n'était pas encore temps pour le soleil de se coucher, non il avait encore du trajet à faire avant de pouvoir s'endormir profondément et laisser place au règne de la lune. Pandore observait la pleine parsemée d'arbre. Des forêts s'amoncelaient ci et là, et ne semblait qu'à des tas de mousses de là où elle se trouvait.

Elle savourait l'air chaud qui passait sous ses plumes, elle flottait, tournoyait et volait par dessus la Terre de l'Ouest. L'esprit embrumé par ses pensées elle s'était décidé à un petit vole pour se distraire et se rafraichir les idées. Ce n'était pas la première fois qu'elle se changeait en geai bleu, elle ne comptait plus le nombre de fois qu'elle l'avait fait. Mais la jeune femme mystérieuse ne s'en lassait pas et appréciait toujours de le faire.
D'ailleurs heureusement qu'il y avait des choses dont elle ne se lassait pas, sinon elle aurait le temps de s'ennuyer depuis belle lurette. Oui que les années et les siècles pouvaient être longs parfois. Mais maintenant c'était une autre époque, une époque où le temps manquait.

Le vent lui apporta des voix. Enfin une voix. C'était l'un des Enfants qui parlait à un autre. Tiens ceux là étaient nouveaux eux aussi. Pauvres petites créatures perdues, ils n'avaient encore rien appris de la vie.
Pandore descendit sur une petite colline et posa sur une branche, cachée par le feuillage imposant de l’arbre. Elle  y trouva un ange muet et un humain au bras démesuré. Ha non il venait de retrouver une taille normale. Les parents des Enfants pouvaient être tordus parfois, elle jetait un œil moqueur sur le couple improvisé en pensant cela.

La jeune femme ferma les yeux quelques instants, le vent se leva et en l'espace d'une demi-heure des nuages étaient déjà là. Sombres, imposants, on ne distinguait même plus le pauvre soleil. Le vent s’abattait sur la colline et ses alentours, et bientôt une tempête grondera.

♦ Ki-Ja regarda attentivement la jeune fille embrocher l'oiseau et le placer au-dessus des braises du feu. Bien que n'y connaissant rien à la cuisine, il se doutait qu'il allait falloir attendre pour que ça soit cuit. Le silence était légèrement gênant, entrecoupé seulement par les crépitements des minuscules flammes et les bruits sauvages de la forêt toute proche.

L'Ange le regardait, souriante, et le jeune homme se rappela alors son mutisme. Il ne savait pas vraiment quoi dire. Mais une question germa alors dans son esprit : était-elle comme lui ?

« Hmm... Excusez-moi, mais... Êtes-vous comme moi ? Je veux dire... Êtes-vous aussi née dans cet espèce d’orbe étrange ? »

Alors qu'il parlait, le vent se renforça, et des nuages couleur d'encre commençaient à encercler l'astre solaire. La pluie et l'orage n'allait pas tarder, mais Ki-Ja ne remarqua pas cette manifestation climatique, plus intéressé par celle qui lui tenait compagnie.

Sa question me percuta violemment, au point que l'oiseau que je faisais cuire me sorte de la tête. Si j'étais comme lui ? Qu'entendait-il par-là ? Bien sûr que non, je n'étais pas comme lui. J'avais des ailes, et lui non. J'étais un ange, et lui vraisemblablement un humain. Un humain au bras maudit, mais un humain malgré tout. Je penchais légèrement la tête de côté, curieuse de savoir ce qu'il entendait par "comme moi". Cela pouvait signifier tant de choses, et étant que naïve, incrédule et jeune, je ne savais quels mots donner en guise de réponses, quelle définition ou raison à adopter dans ce cas.

La suite explicita clairement ce qu'il cherchait à comprendre. Pour lui comme pour moi, il s'agissait d'un mystère irrésolu. Le jour de ma naissance, le jour où je suis sortie d'un œuf. Sans toit ni visages pour m'accueillir, j'avais décidé de partir, de découvrir, de trouver les causes qui m'ont forcée à vivre dans la solitude. Pour tout dire, sans longues et complexes réflexions, c'était assez limpide à mes yeux. Était-ce vraiment étrange, de venir au monde de cette manière ? C'était ce que je m'étais dis, ce que j'en pensais lorsque j'avais déchiré la coquille qui me séparait du reste du monde. Je pouvais malgré tout comprendre son inquiétude, car ce n'était pas le chemin naturel, se dirait-on.

J'avais un visage surpris au début, un air quelque peu dérouté à l'idée qu'une personne se poserait des questions sur ce genre de détails. Puis, après un instant pour digérer ses paroles, je lui souris, gaiment, l'orage qui grondait à nos côtés n'y changerait rien. Je pinçais du bout des doigts une des branches qui dépassait du feu, suffisamment longue pour servir de baguette, puis inscrit dans la terre à moitié meuble un mot. Moi aussi, il y avait des choses dans ce monde que je ne comprenais pas. Des événements qui me dépassaient, d'autres auxquels je ne m'attendais pas du tout. Étais-je insouciante, ou bien assez maligne pour me rendre compte que quelque chose d'autre se tramait en même temps ? Une fois fini, je relevais la tête, gesticulant et rapprochant mes ailes alors que le froid commençait à percer entre les plumes.

Étrange ?

La pluie s'abattit violemment, les bourrasque de vent ne cessaient de déchirer et résonnaient comme de longues plaintes lancinantes. La foudre tombait également proche. Et vous sursautâtes tous les deux lorsque vous entendirent un éclair frapper un arbre proche de vous.

La pluie amène le froid, et avec lui un pinceau invisible qui recolorait le ciel et le paysage d'une nouvelle nuance. La clarté du ciel bleu qui illuminait auparavant l'herbe était à présent recoloré d'un gris dangereux et sournois, tandis que nous deux ressentirent un étrange mélange d'émotions variées. J'avais peur, car les faibles bourrasques se changèrent rapidement en violents coups de vent. J'étais intriguée, car les nuages qui étaient toujours blancs se drapèrent désormais d'une nouvelle robe immense. Cependant j'étais surtout fâchée à cause de cette absurde peinture qui se dessinait au-dessus de moi alors que je relevais la tête. On m'entendait certainement bougonner, mais j'étais certaine que n'importe qui d'autre croirait qu'un océan leur tomberait sur la tête en ce moment.

Soudain, un puissant flash traversa mon regard, suivi d'un furieux grondement qui déchira l'air autours de nous. Qu'est-ce que c'était ? D'où ça venait ? Toute une flopée de questions me passèrent par l'esprit alors que ma tête tournait à droit, puis à gauche, et encore et encore, désireuse de connaître, et surtout de voir ce qui pouvait provoquer un tel brouhaha. Un humain ? Un ange ? Un monstre ? Qui était donc capable d'imposer une telle aura ? Qui pouvait bien être parvenu à engendrer un tel phénomène ? C'est là que je les vis. Ils n'étaient pas seuls, un autre fit brièvement son apparition, puis un quatrième, et ainsi de suite. Et alors que Ki-Ja devait paniquer sous le tonnerre qui grondait, moi je me tenais debout, trempée par la pluie, mes yeux fixant d'un air fasciné ces serpents blancs qui apparaissaient puis disparaissaient en un battement de cil. Malgré son manque de chaleur et de lumière, je trouvais cette scène magnifique.

Je fus ramenée à mes esprits par le geste, loin d'être insoucieux, de mon camarade, qui lui ne voulait pas supporter davantage ce que j'aurais pu appeler un majestueux spectacle. Bien qu'il pleuvait, et qu'aussi bien mes vêtements que ma peau, mes ailes et mes cheveux semblaient avoir absorbé une grande quantité d'eau, je n'avais pas froid. Moi non, pourtant sa main à lui, même s'il s'agissait de sa main humaine, elle me donna un frisson dans le bras. Nous nous arrêtâmes une fois à l'abris sous les arbres. La forêt avait beau être dense, les feuilles ne protégeait pas des quelques gouttes d'eau qui parvenaient à traverser leur nappe. Nous nous sommes tout de même arrêter pour nous reposer au pied d'un grand et massif tronc. Il n'y avait pas de cavités suffisamment grandes pour nous cacher dans l'écorce, mais au moins nous étions protégés de la pluie et de la vue des éclairs, mais pas de leur hurlement et de leur flash. Je repris mon souffle après notre petite course, puis ris. Doucement et sans un bruit, cependant je riais bel et bien.